mercredi, 11 mai 2022 11:23

L’affaire Tik-Tok : les « principes et valeurs familiales de la société égyptienne » devant les juridictions égyptiennes

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Deux jeunes influenceuses égyptiennes, Haneen Hossam, étudiante en archéologie à l’Université du Caire et Mawada El-Adham, ont été condamnées le 27 juillet 2020 par la chambre correctionnelle du tribunal économique du Caire à deux ans de prison et à une amende de 300 000 LE pour avoir porté atteinte aux principes et valeurs familiales de la société égyptienne. La seconde a été jugée coupable d'avoir posté des stories sur les plateformes TikTok et Instagram où elle dansait et chantait de façon jugée indécente et la première d'avoir incité des jeunes femmes à commettre des actes illicites en leur offrant dans une vidéo de gagner de l’argent en postant des vidéos sur l’application Likee. Le président de l’Université du Caire avait également annoncé l’ouverture d’une enquête contre Haneen le 20 avril 2020 pour avoir commis des actions contraires aux valeurs et traditions universitaires et a déclaré que les sanctions pourraient aller jusqu’à son renvoi de l’université.

La peine de prison des deux jeunes femmes a finalement été cassée en appel le 12 janvier 2021 par la chambre d’appel du tribunal économique du Caire. Mawada a toutefois été condamnée à une amende alors que Haneen était relaxée pour absence de preuve.

Quelques semaines plus tard, toutefois, en mars 2021, toutes deux étaient arrêtées à nouveau, cette fois-ci sous les chefs d’inculpation de traite d’êtres humains (ittijar bi’l-bashar). Le 20 juin 2021, Haneen était condamnée par contumace par la cour criminelle (mahkama jinayat) du Caire à dix ans de prison et Mawada à six ans de prison, ainsi qu’à une amende de 200 000 LE chacune pour traite d’êtres humains. En décembre 2021 s’est ouvert le nouveau procès de Haneen, condamnée en son absence en juin 2021. Elle a été condamnée en avril 2022 à trois ans de prison et à une amende de 200 000 LE. L’appel déposé par Mawada n’a pas encore été jugé. 
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1° Les poursuites par le parquet

En 2020, la cellule de contrôle du parquet égyptien avait reçu de nombreuses plaintes sur sa page Facebook contre des vidéos postées par Haneen Hossam et Mawada El-Adham, respectivement 1,3 et 3 millions de followers sur TikTok, pour débauche et immoralité.

Dans un communiqué de 13 pages posté le 23 avril 2020 sur sa page Facebook, le ministère public avait annoncé l’arrestation de Haneen, suite à une enquête menée par le ministère de l’Intérieur, pour atteinte (i‘tida’) aux « principes et valeurs familiales de la société égyptienne » (al-mabadi’ wa’l-qiyam al-usriyya fi’l-mujtama‘ al-masri) pour avoir posté une vidéo choquante pour la société égyptienne, qui invitait à enfreindre ses principes et valeurs. En effet, le parquet l’accusait d’avoir « invité directement les jeunes filles (al-fatayat) à commettre des actes contraires aux bonnes moeurs (a‘mal mukhalifa li’l adab al-‘amma) », car les conversations entre femmes et hommes sur les plateformes allaient se transformer en « des conversations malsaines » (ghayr sawiyya) et conduire à « l’organisation de rencontres sexuelles (liqa’at jansiyya) pécheresses (mu’thima) entre eux dans des endroits clos pour des conversations (tahawur) qui allaient conduire à une incitation à la débauche (tahrid ‘ala’l-fisqh) ». Haneen était également accusée d’avoir participé à un groupe criminel organisé (jam‘a ijramiyya munazzama) en vue de la traite d’êtres humains (ittijar bi’l-bashar) afin de tirer un profit personnel de la faiblesse économique de ces jeunes femmes. Le parquet faisait également référence à des vidéos et photos dans lesquelles elle chantait et dansait de façon « provocante » (muthira) pour attirer l'attention sur elle et augmenter le nombre de vues.

Dans un communiqué du 2 mai 2020, tout en se défendant de vouloir limiter les libertés publiques, le ministère public affirma la nécessité de lutter contre « les forces du mal » (quwwa li’l-shirr) qui cherchent à « corrompre (ifsad) notre société, ses valeurs (qiyam) et ses principes (mabadi’) et voler son innocence (bara’a) et sa pureté (tahara) […] pour pousser ses jeunes et ses adultes vers la perdition (halak) ».
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Ministère public égyptien, 2 mai 2020 (Facebook)

Puis le 15 mai 2020, le ministère public annonça la mise en détention provisoire de Mawada El-Adham sur le même chef d’accusation d’atteinte aux « principes et valeurs familiales de la société égyptienne » par l’utilisation d’un compte électronique.

Le 11 juin 2020, le parquet décidait de poursuivre les deux jeunes femmes pour « atteinte aux principes et valeurs familiales de la société égyptienne ». Mawada était accusée d’avoir publié des photos et des clips vidéo contraires à la pudeur publique (al-haya’ al-‘amm) sur ses comptes personnels sur le web. Quant à Haneen, le parquet l’accusait d’avoir invité sur son compte personnel à des rencontres immorales (mukhilla li’l-adab) avec des jeunes femmes majeures et mineures par le biais d’une agence (wikala) qu’elle avait créée via l’application Likee. Des jeunes gens (shabab) allaient ainsi pouvoir entrer en contact avec elles par le biais de conversations vidéo et établir des relations amicales, en échange d'une rémunération (ajr) déterminée par le nombre d’abonnés à ces vidéos, lesquelles seraient accessibles à tous (li’l-kafa), sans différenciation. Toutes deux étaient également accusées d’avoir ouvert (insha’), administré (idara) et utilisé (istikhdam) des comptes sur les réseaux sociaux (shabakat al-ma‘lumat) dans le but de commettre cette infraction (jarima). Des employés de Likee furent eux-aussi poursuivis pour avoir aidé les jeunes femmes à ouvrir ou alimenter leur compte. L’acte d’inculpation (amr ihala) ne reprenait toutefois pas les accusations de trafic d’êtres humains et d’incitation à la débauche qui figuraient dans les communiqués antérieurs du parquet. Ce chef d’inculpation de traite d’êtres humains fera toutefois l’objet d’une nouvelle accusation et d’un nouveau procès un an plus tard.

2° L’affaire TikTok devant la justice

a) Devant la chambre de première instance du tribunal économique

Le 27 juillet 2020, Haneen et Mawada ont été jugées et condamnées par la chambre correctionnelle du tribunal économique du Caire. Dans son jugement de près de 30 pages, le tribunal a indiqué que de nombreuses plaintes avaient été reçues, dont l’une d’un avocat. Les deux accusées ont été reconnues coupables d’avoir violé les principes et valeurs familiales de la société égyptienne : Mawada pour avoir publié sur les réseaux sociaux des photos et des clips vidéo contraires à la pudeur publique (al-haya’ al-‘amm), Haneen pour avoir créé une société sur Likee afin d’inviter à des rencontres entre des jeunes femmes et des jeunes hommes moyennant une contrepartie financière.

Selon les juges, leur utilisation des réseaux sociaux pour communiquer avec des tiers allait entraîner la destruction des liens familiaux (yahdim al-tarabbut al-usari) et porter atteinte aux règles et principes qui la régissent (al-dhawabit wa’l-mabadi’ allati tahkumha) en se filmant dans des tenues scandaleuses (fadiha) afin d’attirer l’attention (tujazzib anzar) des jeunes hommes pour augmenter le nombre de leurs abonnés et accroître leurs gains grâce à la publicité. Mawada s’était filmée en dansant de façon vulgaire (mubtadhalla) dans des vêtements scandaleux (fadiha) dans des lieux publics non prévus à cet effet et d’une façon abjecte (fadiha) contraire aux bonnes mœurs (al-adab al-‘amma) et aux coutumes (taqalid) de la société égyptienne. De plus, elle avait entretenu des conversations avec une fillette qui n’avait pas 13 ans à propos des relations amoureuses (irtibat ‘atifi) avec des garçons d’une façon préjudiciable (bi-sura musi’a) qui outrepassait la limite entre la liberté d’expression et l’invitation à l’obscénité (ibtidhal), à des comportements licencieux (ibahiyya) et à la violation de la moralité publique (al-akhlaq al-‘amma).

 Le tribunal a précisé que la liberté de création était certes un droit sacré (haqq muqaddas) mais qu’elle avait des limites naturelles et devait rester loin des sarcasmes blessants (al-ladha‘at al-jariha), des propos grossiers (al-qawl al-fahish), de la nudité (‘ura), de la vulgarité (khala‘a) et de l’obscénité (ibtidhal). Il a souligné qu’il revenait aux parents de surveiller leurs enfants et de restreindre leur accès au contenu en ligne qui risquait de porter atteinte à leurs valeurs, à leurs principes et à leur moralité (akhlaq).

Haneen et Mawada ont été condamnées à deux ans de prison et une amende de 300 000 LE pour violation des principes et valeurs de la famille dans la société égyptienne, sur la base de l’article 25 de la loi de 2018 sur la cybercriminalité.

Le tribunal a rejeté l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par l’avocat de la défense et refusé de l’autoriser à saisir la Haute Cour constitutionnelle de la violation par cet article de l’article 95 de la constitution selon lequel « Il n’y a nulle infraction ni peine si ce n’est en vertu d’une loi (bina’ ‘ala qanun), et nulle peine sans une décision de justice » ainsi que des principes de liberté de création et d’expression. Le tribunal a affirmé que cet argument était infondé (ja’a ‘ala ghayr sanad) et que conformément à la loi sur la Haute Cour constitutionnelle, les juridictions du fond ne devaient autoriser la saisine du juge constitutionnel que si elles jugeaient l’exception d’inconstitutionnalité sérieuse (jadiyya), ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

b) Devant la chambre d’appel du tribunal économique

Les prévenues ont interjeté appel contre ce jugement devant la chambre d’appel du tribunal économique du Caire, qui a statué le 12 janvier 2021. Dans cet arrêt, la cour d’appel a confirmé la culpabilité de Mawada pour avoir violé les coutumes et valeurs de la famille égyptienne « connues de toutes les catégories de la société » (al-ma‘luma bi-kafa atyaf al-mujtama‘) et qui invitent à se parer de la moralité (al-akhlaq) et de la protection des bonnes mœurs (al-adab al-‘amma) et des usages (taqalid) et coutumes (a’raf) dans lesquels l’ensemble du peuple égyptien est élevé (nasha’a fi-ha) depuis des temps anciens et sur lesquels les pères, mères et toutes les institutions éducatives s’appuient pour les enseigner et les inculquer à tous les enfants de la société au fil des années et des siècles et qui sont devenues une partie (juz’) indissociable (la yatajazza’) de la société égyptienne et par lesquelles l’Egypte se distingue (yashtahar bi-ha) auprès des autres pays.

 La cour d’appel a toutefois décidé de tenir compte de la jeunesse de Mawada pour atténuer sa peine en la considérant comme une circonstance atténuante, soulignant qu’elle était née en 1998 et que son utilisation des réseaux sociaux reflétait son désir de devenir célèbre et de recevoir beaucoup d’argent facilement. De plus, elle a décidé d’écarter des photos scandaleuses (fadiha) montrant Mawada en maillot de bain et dans des vêtements transparents qui avaient été diffusées mais que Mawada niait avoir publiées elle-même et affirmait provenir d’un téléphone qui lui avait été volé. La cour n’a donc confirmé que la condamnation à une amende avec confiscation de tous les appareils et moyens utilisés pour l’accomplissement de l’infraction, mais a supprimé la peine de prison. Les trois collaborateurs de Likee qui étaient poursuivis dans la même affaire ont vu la confirmation de leur condamnation à une amende.

La cour a par ailleurs annulé le jugement de premier degré en ce qui concerne Haneen Hossam et prononcé sa relaxe en vertu du principe de présomption d’innocence pour insuffisance des preuves produites par le ministère public. Elle a estimé que l'enquête du parquet n'avait pas permis de prouver que Haneen avait eu l'intention d’offrir autre chose que du travail par l'intermédiaire de Likee et de promouvoir un comportement indécent ou d'encourager les jeunes femmes à commettre des actes de débauche. Son message dans sa vidéo invitait les femmes à travailler comme diffuseurs pour Likee et non à commettre des actes de débauche. 

Toutes deux ont donc été remises en liberté, après avoir passé respectivement neuf et dix mois en prison.

c) Devant la Cour criminelle du Caire

 Le lendemain de leur remise en liberté, toutefois, Haneen et Mawada étaient à nouveau inculpées par le parquet, cette fois-ci pour trafic d’êtres humains (al-ittijar bi’l-bashar) et exploitation d’enfants (istighlal al-atfal). L’acte d’accusation contenait les charges suivantes : violation des dispositions du Code pénal relatives à la protection des enfants contre l'exploitation, de la loi n° 64 de 2010 sur la lutte contre la traite d’êtres humains (qanun mukafa’at al-ittijar bi’l-bashar) et de la loi sur l'enfance (qanun al-tifl) n° 12 de 1996 telle qu’amendée en 2008, pour avoir exploité commercialement, dans le cadre d’un groupe criminel organisé, des jeunes filles mineures et profité des difficultés économiques d’autres jeunes filles pour accomplir des actes contraires aux principes et valeurs de la société égyptienne.

Le 21 juin 2021, Mawada était condamnée à six ans de prison et Haneen, en son absence, à dix ans pour trafic d’êtres humains. Haneen a comparu à nouveau devant la cour criminelle du Caire à partir de fin décembre 2021 et a été condamnée en avril 2022 à trois ans de prison et à 200 000 LE d’amende pour trafic d’êtres humains. Mawada a fait appel de sa condamnation mais son appel n’a pas encore été jugé.
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Haneen Hossam devant la cour criminelle du Caire, in El-Masrawi, 18 janvier 2022



3° La compétence des tribunaux économiques en matière de cybercriminalité

a) La loi sur la cybercriminalité

La loi n° 175 sur la lutte contre les délits liés aux technologies de l'information (« loi anti-cybercriminalité ») a été adoptée en 2018 pour réglementer l'utilisation d'internet et surveiller les utilisateurs des médias sociaux. Cette loi a été critiquée lors de son adoption en raison des risques d’abus auxquels son application pourrait donner lieu. L'Égypte avait déjà adopté des lois particulièrement strictes pour contrôler les réseaux sociaux et bloquer des sites web considérés comme représentant une menace pour la sécurité nationale. Selon l’ONG Association pour la liberté de pensée et d’expression, plus de 500 sites auraient ainsi été bloqués entre mai 2017 et juin 2020.

Si la plupart des dispositions de la loi traitent de questions très techniques, deux articles ont été invoqués dans l’affaire TikTok :

Art. 25 : Quiconque (kull man) enfreint (i‘tada ‘ala) un principe (ayyi min al-mabadi) ou une valeur (qiyam) familiale (al-usriyya) de la société égyptienne (al-mujtama‘ al-masri) ou transgresse l’inviolabilité (hirma) de la vie privée (al-haya al-khassa) […] sera passible d'une peine d'emprisonnement d'au moins six mois et d'une amende minimale de 50 000 LE et maximale de 100 000 LE ou de l'une de ces deux peines.

Art. 27 : Dans les cas autres que ceux prévus par la présente loi, quiconque crée (ansha’), gère (adar), utilise (istakhdam) un site internet ou un compte privé sur le web dans le but de commettre (irtikab) ou de faciliter une infraction (tashil irtikab) punie par la loi sera passible d'une peine d'emprisonnement d'au moins deux ans et d'une amende comprise entre 100 000 et 300 000 LE ou de l'une de ces deux peines.

L’article 25 interdit donc l’utilisation de la technologie pour enfreindre « un principe ou une valeur familiale de la société égyptienne » ou porter atteinte à l’inviolabilité de la vie privée, et l’article 27 sanctionne l’ouverture, l’administration ou l’utilisation d’un compte ou d’un site sur le réseau informatique dans le but de commettre ou de faciliter la commission d’une infraction incriminée par la loi. L’article 26, quant à lui, prévoit une peine d’emprisonnement de deux à cinq ans et une amende de 100 000 à 300 00 LE pour quiconque utiliserait des plateformes numériques pour diffuser des contenus contraires aux bonnes mœurs (al-adab al-‘amma). Le règlement d’exécution de la loi n’a été adopté qu’en août 2020, soit après la décision du tribunal économique de juillet 2020.

b) La compétence des tribunaux économiques

Des tribunaux économiques (mahakim iqtisadiyya) ont été créés en 2008 par la loi n° 120 sur les tribunaux économiques (qanun insha’ al-mahakim al-iqtisadiyya). Ils sont institués dans le ressort de chaque cour d’appel (art. 1) en deux niveaux, chambre de première d’instance (da’ira ibtida’iyya) et chambre d’appel (da’ira isti’naf). Les chambres de première instance sont formées de trois juges choisis parmi les présidents des tribunaux de première instance et les chambres d’appel de trois juges choisis parmi les magistrats des cours d’appel (art. 2).

Ces tribunaux économiques ont une compétence en matière civile/commerciale ainsi que pénale. En ce qui concerne leur compétence en matière pénale, objet de la présente affaire, la loi de 2004 leur attribue compétence pour connaître de la violation d’un certain nombre de lois (art. 4). Il s’agit de textes à portée financière et économique en matière de droit des sociétés, droit de l’investissement, droit de la propriété intellectuelle, droit commercial, droit banquier, droit de la concurrence, droit de la protection du consommateur, droit de la télécommunication, lutte contre le blanchiment, ainsi que la loi sur la signature électronique ou certaines infractions prévues par le Code pénal (ex. en matière de faillite). Ces infractions qui touchent au droit pénal des affaires nécessitent en effet une expertise dans des domaines techniques que ne possèdent pas nécessairement les juges siégeant dans les juridictions pénales ordinaires. Depuis l’adoption de la loi 146 de 2019 portant amendement de la loi de 2008, les tribunaux économiques sont également compétents pour connaître des infractions prévues par la loi de 2018 sur la cybercriminalité.

Les pourvois en cassation contre les arrêts rendus par les tribunaux économiques sont portés devant des chambres spécialisées de la Cour de cassation (art. 12). Par dérogation à la loi sur les pourvois en cassation (art. 39) et au Code de procédure civile et commerciale (art. 269), si la Cour de cassation décide de casser la décision du tribunal économique, elle pourra statuer sur le fond de l’affaire au lieu de la renvoyer au juge du fond, même s’il s’agit de la première cassation (art. 12).

4° Un État moralisateur ?

a)  Un accueil contrasté au sein de la société

 La campagne de moralisation des réseaux sociaux au nom de la préservation des valeurs familiales de la société égyptienne a reçu le soutien de nombreux journaux égyptiens, qui ont salué le « soulèvement du ministère public pour préserver les valeurs sociales et l’ont décrit comme « le gardien fidèle des valeurs et des principes constants de la société ».

Plusieurs organisations de la société civile, toutefois, se sont opposées à ces condamnations et ont exprimé leur inquiétude. Une campagne menée par un groupe de femmes, TikTok Women, a fait circuler sur change.org une pétition appelant à la libération des accusées, soulignant notamment que ces femmes venaient de milieux sociaux défavorisés : « Ces influenceuses sont des femmes ordinaires issues de la classe ouvrière ou de la classe moyenne. En raison de la manière dont elles s'habillent et s'expriment, leur comportement est désigné être en dehors du cadre autorisé par leur classe et en dehors des ‘valeurs familiales égyptiennes’. L'État se sert d’elles comme des exemples pour dissuader d’autres femmes de faire la même chose ».

De même, pour la responsable du programme genre à l’EIPR (Egyptian Initiative for Personal Rights) - ONG égyptienne - Haneen, Mawada, et d’autres influenceuses qui ont connu le même sort par la suite, ont été poursuivies en raison de leur appartenance sociale et de leur capacité à gagner de l’argent de manière indépendante. Amnesty International a également appelé à la libération de ces femmes, qualifiant ces poursuites de « nouvelles tactiques répressives pour contrôler le cyberespace en surveillant le corps et la conduite des femmes et en s’attaquant à leur capacité à gagner leur vie de manière indépendante ». La Commission égyptienne des droits et des libertés, a dénoncé cette campagne d'arrestations, affirmant qu’elle visait à imposer « une conception morale ou un système de valeurs spécifique d'une manière qui restreint la pleine jouissance de leurs droits et libertés protégés par le droit international des droits de l’homme ». Cette ONG égyptienne a suivi les différentes étapes du procès devant le tribunal économique et publié un rapport d’observation.

Un hashtag « ba’ad idhn al-usra al-masriyya » (« avec l’autorisation de la famille égyptienne ») a également été lancé pour protester contre ces condamnations, avec des jeunes femmes dansant dans des vidéos postées sur TikTok. Ces danses montrent également l’ambivalence de la place de la danse dans la société égyptienne et le contraste avec les femmes dansant devant les bureaux de vote pour afficher publiquement leur soutien au général Sissi durant l’élection présidentielle en 2014. Un collectif d’ONG égyptiennes a également appelé en mai 2021 à  cesser les poursuites contre les influenceuses sur TikTok et à garantir la liberté d'expression.

Dans un rapport d’août 2021, l’EIPR estime également que ces affaires montrent comment le pouvoir judiciaire est utilisé pour imposer des jugements moraux (ahkam akhlaqiyya) aux femmes en ce qui concerne leurs vêtements ou leur utilisation des réseaux sociaux comme source de divertissement ou de profits. Ces affaires visent tout particulièrement des jeunes femmes issues de milieux sociaux pauvres (faqira) ou moyens (mutawassata), alors que des femmes issues d’autres classes sociales ne sont pas poursuivies. Pour l’EIPR, le parquet a ouvert un nouvel espace de contrôle, qu’il a appelé « la sécurité nationale sociale » (al-amn al-qawmi al-ijtima‘i) et qui vise à réguler la vie privée, la liberté vestimentaire et la liberté d'expression des femmes et des filles en leur imposant des valeurs et une morale bien spécifiques avec un parti pris de classe clair qui vise à empêcher les plus pauvres d’accéder aux classes les plus aisées.

b) L’État gardien de la moralité publique

La loi sur la cybercriminalité de 2018 montre la division de la société égyptienne autour des valeurs de liberté individuelle et la protection des valeurs sociales. Elle avait déjà été mise en œuvre dans d’autres affaires : en juin 2020, une danseuse orientale, Samal El-Masry, avait ainsi été condamné à trois ans de prison et à 300 000 LE d’amende par le tribunal économique du Caire sur les mêmes charges, après avoir posté des vidéos considérées comme particulièrement suggestives sur Facebook, Instagram, et YouTube. D’autres femmes ont également été accusées d’avoir violé la moralité publique sur les réseaux sociaux.

En février 2020, c’est un blogueur, Anas Hassan, qui avait été condamné à trois ans de prison et à une amende de 300 000 LE en tant qu’administrateur de la page Facebook « Égyptiens athées ». Cette loi a également été utilisée contre des membres de la communauté LGBT[1]. La protection des valeurs de la famille, des bonnes mœurs ou de la religion avait également été invoquée dans le passé pour condamner des ouvrages ou des films (ex. affaire du Queen Boat sous Moubarak[2]).

On retrouve ce concept de protection des bonnes mœurs dans d’autres dispositions juridiques, comme la loi sur les ONG de 2019 qui interdit l’enregistrement de toute association dont les activités seraient contraires aux bonnes mœurs (al-adab al-‘amma) (art. 3). De même, le Code pénal interdit la distribution et la publication de tout contenu qui serait contraire à la morale publique (hirmat al-adab aw husn al-akhlaq) (art. 178) sous peine d’un emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans et d’une amende de 500 000 LE. Bien que l'homosexualité ne soit pas explicitement interdite par la loi égyptienne, l'État a appliqué à plusieurs reprises la loi 10 de 1961 sur la lutte contre la débauche (li-mukafahat al-di‘ara) ainsi que les articles 269bis et 278 du Code pénal, qui condamnent quiconque « incite à l’adultère (yuharrid ‘ala-l-fisqh) et commet un « acte scandaleux contre la pudeur » (fi‘lan fadihan mukhill bi’l-haya’).

Comme la loi sur la cybercriminalité ne précise pas en quoi consistent les « principes et valeurs de la famille » (quels principes ? quelles valeurs ? pour quel type de famille égyptienne ? de quel milieu social ?), la qualification des faits pouvant constituer une telle infraction relève donc du pouvoir discrétionnaire du juge. En l’espèce, le tribunal a affirmé que ces principes et valeurs étaient connus de tous. Le parquet, quant à lui, a recouru dans ses communiqués à un vocabulaire emprunt de références religieuses, celui du 23 avril 2020 débutant par un verset coranique : « Dieu veut revenir vers vous, alors que ceux qui suivent leurs passions veulent vous entraîner sur une pente dangereuse[3] » (sourate 4 :27), alors même que le ministère public, institution judiciaire civile, est chargé de la protection de tous les citoyens égyptiens, quelle que soit leur croyance et leur religion. Le risque est donc que le parquet « impose une sorte de tutelle paternelle, morale et religieuse aux usagers des réseaux sociaux. D'autant plus qu'il se considère comme le ‘gardien de la cyberfrontière’ et estime que son nouveau rôle consiste à ramener les citoyens ‘aux valeurs et principes ».

Cette affaire, et les autres relatives au contrôle des réseaux sociaux, traduit la volonté du régime de s’emparer des questions de mœurs et de religion pour se poser en défenseur de la moralité publique. La constitution de 2014 pose ainsi l’État comme gardien des valeurs de la famille : « La famille est la base de la société. Elle est fondée sur la religion (din), les mœurs (akhlaq) et le patriotisme. L'État assure sa cohésion (tamasuk), sa stabilité (istiqrar) et consacre ses valeurs (tarsikh qiyamiha) » (art. 10). L’article 67 de la constitution invite toutefois également à protéger la liberté de création artistique et littéraire et selon l’article 65 : « Toute personne a le droit d'exprimer son opinion par la parole, l’écriture, l’image, ou tout autre moyen d'expression et de diffusion ». À travers ce type de poursuites, l'État s'affirme donc comme « le gardien de la moralité publique en recueillant l'acceptation sociale de la majorité conservatrice pour ce qui est, en fait, une approche sécuritaire ».

c) L’autoritarisme moralisateur de l’État

Dans son communiqué du 20 avril 2020 par lequel il annonçait la mise en détention provisoire de Haneen, le parquet affirmait que « l'incident en question a confirmé qu'il existe maintenant une quatrième frontière, outre les frontières terrestres, aériennes et maritimes, pour notre pays. Nous sommes maintenant confrontés à une nouvelle cyberfrontière qui se compose de sites Web et qui, comme les autres frontières, nécessite une vigilance et une dissuasion totales pour être gardée ». Pour le parquet, la cyberspace n’est donc pas un espace de socialisation entre les individus, mais une source de danger qui doit être surveillée et protégée par l’État. Par conséquent, « le ministère public ne peut se contenter de recevoir et d'instruire des signalements et des plaintes. Il doit plutôt lancer des unités pour contrôler et surveiller tous les points le long de cette nouvelle frontière » contre le complot d’ennemis de la nation, avec l’aide des citoyens qui sont invités à signaler tout site qui leur semblerait suspect et contraire aux valeurs de la société égyptienne. Dans d’autres communiqués, le parquet a ainsi lancé un appel aux parents pour les encourager à assumer « leur responsabilité permanente envers leurs enfants et les ramener aux valeurs et principes moraux et religieux sur lesquels cette vénérable société a été établie », invitant également les citoyens à ne pas partager d’informations sans avoir vérifié leur source et leur exactitude.

L’apparition de nouvelles technologies de l’information a conduit le régime actuel à surveiller étroitement ces nouveaux outils. La loi sur la cybercriminalité s’insère également dans une politique de surveillance et de maintien de l'ordre du gouvernement égyptien. Après avoir utilisé les accusations de « terrorisme » et de « diffusion de fausses informations » pour poursuivre et condamner des opposants coupables d’avoir exprimé des opinions politiques à la télévision, dans les journaux ou sur les réseaux sociaux, le régime égyptien recourt maintenant à l’accusation de débauche, incitation à la débauche ou d’atteinte aux valeurs familiales de la société pour renforcer son contrôle sur la société. « L’espace virtuel étant un prolongement de l’espace public, il s’avère primordial de le verrouiller. Rien n’est alors plus simple que de tirer sur la corde sensible des us et coutumes, dans une société qui a été la proie d’une islamisation par le bas depuis plusieurs années ». Par cet « autoritarisme moralisateur », l’État essaye de contrôler la population en jouant sur le registre du bien et du mal. Ainsi, l’État cherche à gagner le soutien du public en se posant comme seul dépositaire des us et coutumes et protecteur de l'ordre social et en faisant pression sur chacun pour qu'il remplisse les rôles qui lui sont assignés.

d) Le recours aux nouvelles technologies de l’information par des autorités étatiques

Paradoxalement, les autorités étatiques elles-mêmes recourent aux nouvelles technologies de l’information. Depuis 2015, le ministère public a ainsi ouvert une page Facebook sur laquelle les citoyens peuvent déposer des commentaires et protestations. Il a également créé en novembre 2019 un département consacré à la communication, à la guidance et aux médias sociaux, qui vise à « réaliser une communication efficace entre le ministère public et les citoyens via les médias sociaux et les différents médias afin de clarifier les faits pour le public et de réfuter les fausses nouvelles, informations et rumeurs sur les fonctions qu'il exécute ». Ce département cherche également à fournir « une orientation sociale pour prévenir les causes des crimes et assurer la sécurité sociale et la paix dans l'intérêt de la société ».

En août 2021, Dar al-ifta, l’institution nationale égyptienne chargée de donner des fatwas officielles, a annoncé à son tour l’ouverture d’un compte sur TikTok, quelques semaines après des débats au sein du parlement sur les dangers de ce réseau social pour la jeunesse égyptienne.

 

[1] En 2017, de plus, le Conseil suprême égyptien des médias (al-majlis al-a‘la li’l-i‘lam) a publié une déclaration interdisant aux homosexuels (mithliyun) ou à leurs slogans (shi‘ara) d’apparaître dans les médias. Cette déclaration a été traduite en anglais par Human Rights Watch.

[2] Baudouin Dupret, « La typification des atteintes aux bonnes moeurs : Approche praxéologique d'une affaire égyptienne », International Journal for the Semiotics of Law / Revue Internationale de sémiotique juridique, 1998, p. 303-322

[3] Le Coran, Denise Masson (ed), Bibliothèque de la Pleiade, 1967.

Dernière modification le samedi, 06 août 2022 17:33
Nathalie Bernard-Maugiron

Nathalie Bernard-Maugiron est juriste et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Elle est chercheur associée à la Faculté de droit de l’Université de Paris et chargée de cours à l’Ecole de droit de la Sorbonne et à SciencesPo. Ses travaux de recherche portent sur les transformations du droit dans le monde musulman ainsi que sur les réformes constitutionnelles et les processus de transition post-révolutionnaires dans les pays arabes. Elle a co-dirigé l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman à l’EHESS (2010-2014) et publié en 2015 un ouvrage portant sur la charia (Dalloz, collection « A savoir », avec Jean-Philippe Bras). Elle prépare un manuel d’introduction aux droits des pays arabes à paraître en 2022 (Dalloz).