« Je suis le petit Adnane. Nous sommes tou.te.s le petit Adnane ».
L’écrivain revient sur son histoire personnelle en tant que victime d’agressions sexuelles : « Le quartier (le monde, le pouvoir) avait réussi à me transformer en une petite chose sexuelle dont tout le monde pouvait se servir. Impunément. Au vu et au su de tout le monde ».
Il dénonce le « cercle vicieux, infernal » (ainsi que la « chaîne de complicité ») selon lequel on « reproduit sur les autres le mal qu’on nous a fait » : ainsi, même quand les crimes sont dénoncés (comme dans l’affaire Adnane), il n’y aurait pas la volonté d’« ouvrir la boîte de Pandore » dévoilant les « tabous » qui se cachent derrière l’impunité des agresseurs.
En particulier, lorsqu’il s’agit d’agressions commisses au sein du foyer familial (lieu où les agressions sexuelles se produisent « majoritairement », dit-il), la réaction commune serait d’éclipser les responsabilités internes à la famille en vertu du « respect » dû aux « pères » et à la « protection » à assurer aux « mères ».
« Enlevé, violé, tué, puis enterré à quelques mètres de chez lui » : l’écrivain dénonce l’« hypocrisie générale » des « patriotes », des « civilisés » et des « justes » face à la réalité quotidienne « des dizaines et dizaines de jeunes enfants abusés dans le silence ». La reconstruction médiatique des évènements ici présentée insiste sur le paradoxe créé par un crime commis « sous les yeux » des habitants du quartier : dans l’optique de dénoncer la complicité existant face à ces crimes, un parallèle est tiré entre les habitants et l’ensemble de la « société marocaine ».
« Le prénom Adnane, qui signifie « paradis » en arabe, devient en quelques heures le centre et le symbole de tout ce qui ne va pas. La politique de l’autruche » : l’écrivain critique l’attitude d’externalisation adoptée par la « société marocaine » vis-à-vis de la pédophilie et de la pédocriminalité, ces questions étant traitées uniquement comme de crimes attribuables à des individus « malades » et non pas comme des problèmes sociaux à considérer sous un angle plus profond et impliquant, pour leur résolution, des efforts significatifs en matière de prévention, sensibilisation et éducation, des individus comme des familles.
« Le Maroc tout entier (ou presque) est d’accord : « On n’a rien vu. On n’a rien entendu. On ne savait pas »: selon A. Taïa, face à l’intolérable, la société cherche son « bouc émissaire », auquel attribuer « tous nos crimes et toutes nos lâchetés, tous les dysfonctionnements de l’État et toutes les hypocrisies de la société ».
Dans ce contexte, la victime est différemment présentée comme un « jeune », un « innocent », un « ange » et cela en opposition avec le portrait « monstrueux » qui est tissé du coupable, que des internautes associent à ce qu’il y a de « pire dans la race humaine », à un « malade mental » auteur d’« atrocités » inénarrables.
La « solidarité » autour du blâme se manifeste également sous la forme de commentaires d’internautes qui s’identifient en tant que « parents » et se disent, en se comparant au père et à la mère de la victime (« tu ne peux pas t’empêcher de voir ton fils dans la photo du petit ange Adnane » ; « en tant que père je n’ose imaginer la douleur des parents » ; « si c’était votre enfant ? »), favorables à l’application de la peine de mort pour le coupable, en suggérant ainsi que la réaction judiciaire devrait répondre au sentiment ressenti par les parents de la victime et s’aligner sur l’idée d’une justice fondée sur un principe d’équivalence entre crime et sanction. Ici, le coupable est traité de « monstre », dans une logique de catégorisation morale « déshumanisante » portée sur lui et sur ses actions :
« Il faut un monstre […] à rendre plus monstrueux qu’il ne l’est déjà. L’homme de Ksar el-Kébir est parfait pour ce rôle. Le Maroc est bon. Cet homme est mauvais. Nous sommes des gens bien. Cet homme n’est pas comme nous, ne vient pas de chez nous. Il est le mal. Le mal absolu. Le petit Adnane est oublié, si vite oublié. Il meurt une deuxième fois ».
La médiatisation de l’affaire aurait conduit, selon l’écrivain, à sa « spectacularisation » ainsi qu’à une « hystérie collective » déclenchant une « justice expresse » où « chacun joue le rôle de l’indigné, du révolté ».
Ainsi, le débat qui s’anime autour de l’affaire part du constat partagé de l’« amoralité » des faits incriminés. Ces derniers ne seraient donc pas uniquement à considérer sous l’angle, strictement juridique, de leur caractère criminel et pénalement punissable, mais, avant tout, comme des actes blâmables et inacceptables d’un point de vue moral.
Dans le portrait qui émerge des titres d’articles publiés dans des médias en ligne, l’attribut catégoriel de « jeune » est associé à l’image de la victime : ainsi, l’activation systématique du « dispositif catégoriel » (Sacks 1972) de l’âge rend pertinente, dans l’interprétation que l’on tire des faits, l’insistance sur le caractère particulièrement blâmable et leur gravité parce qu’il s’agit d’un viol et d’un meurtre sur mineur.
Dans cette perspective, l’affaire est identifiée avant tout comme étant un cas de pédocriminalité et de pédophilie : ainsi, la réaction particulièrement animée qu’elle suscite dans le débat public est liée au fait qu’il ne s’agit pas que d’un « meurtre » de « mineur » mais, surtout, d’une affaire de « viol » et d’« abus sexuel » sur « mineur » (et, tout particulièrement, sur mineur « garçon »).
Ainsi, lese diffusent avant tout - et, d’après A. Taïa, « avec excès » - sur les réseaux sociaux, là où les appels à l’application de la peine de mort se multiplient.
Un jugement qui s’exprime d’abord dans les termes normatifs – et sur un ton moralisateur - du « sens commun » (Garfinkel 1967) trouve ensuite une traduction juridique et judiciaire : le 7 avril dernier, la Cour d’appel de Tanger a condamné le coupable à la peine de mort[2]. Ainsi, l’individu qui, dans un premier temps, avait été interpellé pour « homicide volontaire sur mineur avec attentat à la pudeur », a été reconnu coupable des chefs d’accusation de « meurtre avec préméditation », « détournement de mineur et séquestration », « viol, attentant à la pudeur avec violence, accompagné d’une demande de rançon » et « profanation de dépouille » (ses trois colocataires ont été poursuivis pour « non-dénonciation du crime » et condamnés à quatre ans de prison ferme)[3].
Plusieurs articles relatent le débat autour de l’application de la peine capitale et présentent de manière contrastive les positions des uns (les favorables) et des autres (les contraires/les abolitionnistes). Cela rend particulièrement manifeste le fait que le débat constitue en lui-même un « contexte allomorphiquement sensible » (Jayyusi in Dupret et Ferrié 2008 : 43) en étant un site producteur de « variantes allomorphes » (Dretske 1997), c’est-à-dire de narrations (de lectures, d’interprétations) différentes, tirées des mêmes faits.
Un « désaccord pratico-moral » (Jayyusi in Dupret et Ferrié 2008 : 44) émerge de l’opposition de ces multiples logiques interprétatives s’exprimant dans des différents « contextes jugementaux » (Ibidem : 44), animés par l’opposition d’« affirmations et [de] leurs contre-affirmations » (Ibidem : 45).
D’un côté, les voix (« minoritaires ») contraires à l’application de la peine de mort (et pour la plupart favorables à son abolition) font valoir, entre autres, la nécessité d’introduire une « loi Adnane » prévoyant des peines sévères dans les cas de pédophilie afin de contrecarrer la tendance à la « banalisation du viol sur femmes et fillettes » (généralement puni par des peines allégées).
En ce sens, selon le président de l’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH), A. Ghali, le crime de viol « devrait être condamné avec des peines lourdes, et non seulement quand il s’agit de pédophilie ou de meurtre ». De plus, la présence d’une différence de traitement est évoquée dans le cadre des affaires de viol et d’abus sexuels, lorsqu’il s’agit d’appliquer des peines différenciées selon que la victime est une femme/une fille ou un garçon (peines qui seraient allégées dans le premier cas et sévères dans le second)[4].
Un autre argumentaire mobilisé en opposition à l’application de la peine capitale est celui de la défense d’une réaction pénale « rationnelle » et non pas dictée par la « vengeance »[5], qui devrait être guidé par le respect du « droit à la vie » (dont le principe est enchâssé à l’Article 20 de la Constitution marocaine).
Dans un article publié sur le site Yabiladi, M. Ayat, conseiller du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), invite les juges marocains à se sensibiliser à la thématique de l’abolition. En se référant au fait qu’au Maroc, les juges continuent à condamner à la peine capitale « parce qu’ils savent qu’elle ne sera pas exécutée, mais que les procès sont accompagnés d’une forte mobilisation pour un jugement coercitif », M. Ayat revient sur le rôle à jouer par la justice, celui de s’opposer à toute logique « vindicative » donnant l’impression que « le procès se déroule dans l’espace public et non pas dans l’enceinte du tribunal ».
M. Ayat souligne également que l’abolition de la peine capitale est désormais devenue un principe moral partagé par la « communauté internationale » (et un signe de sa « maturité »), au point que les crimes les plus graves (crimes contre l’humanité, génocide, crimes de guerre) ne sont pas punis par la peine de mort par des instances internationales de justice comme la CPI.
Dans une direction similaire, le coordinateur des avocats contre la peine de mort, Maître Jamaï, insiste sur la nécessaire sensibilisation des magistrats à la thématique de l’abolition, celle-ci relevant de la « conscience des décideurs publics, des partis politiques et des courants de toutes tendances, des juges, des avocats, des associations, des journalistes ».
Les membres de la Coalition marocaine contre la peine de mort (CMCPM) font valoir la nécessité de respecter le droit à la vie, de poursuivre la voix abolitionniste suggérée par l’Instance Équité et Réconciliation et de suivre l’orientation indiquée par le discours royal de 2014 qui a loué les efforts menés par les associations de la société civile dans le cadre de la promotion d’un débat sur la question de l’abolition.
Ainsi, en insistant sur l’idée d’une peine de mort qui ne serait pas dissuasive, les membres de la Coalition ont également dénoncé les pressions qui pourraient être exercées de l’extérieur sur les juges de l’affaire Adnane : en défendant les « standards juridiques » (Colemans in Colemans et Dupret 2018 : 58) d’impartialité et de procès équitable, la Coalition s’est exprimée contre toute « influence » externe sur le pouvoir décisionnel des juges, qui pourrait affecter ces principes.
N. Skalli, coordinatrice du réseau des parlementaires abolitionnistes, invite à réfléchir à la « réelle problématique » soulevée par l’affaire Adnane (et qui serait toujours derrière « ce genre d’affaires ») : celle-ci ne serait pas tant la question de l’applicabilité ou pas de la peine capitale que celle de la « protection de l’enfance ». Cela est lié, d’après Skalli, au fait que les « abus sexuels sur les mineurs » sont des questions « taboues » qui nécessiteraient un effort supplémentaire de « prévention » - la peine de mort en elle-même n’étant pas une solution à ces problèmes d’ordre social. Ici, la « responsabilité » serait partagée par « l’ensemble de la société ».
L’avis de certaines associations de défense des droits des enfants est plus nuancé : elles se disent favorables à la non-application de la peine de mort à l’exception du crime de pédophilie. D’après elles, les affaires de pédophilie évoquent une « crise des valeurs et de la justice » : pour cela, il est nécessaire de soutenir un processus de réforme judiciaire à travers un travail de sensibilisation et d’éducation plus large[6].
En revanche, les abolitionnistes soutiennent l’idée que la peine de mort ne serait ni « dissuasive » ni « exemplaire » ou apte à « éradiquer la criminalité » et à « réparer la société ».
D’autre côté, « plusieurs voix » se sont exprimées en faveur de l’application de la peine capitale dont l’abolition « fait débat et les appels à exécution ressurgissent quand des grandes affaires mobilisent l’opinion publique ».
A Tanger, une « vague de colère » s’exprimant sous la forme de sit-in demandant l’exécution du « meurtrier » s’est déclenchée suite à l’affaire. Une pétition dans laquelle il était dit que « nous, citoyens marocains, mères et pères, demandons […] la peine de mort pour ce criminel » a réuni environ 5000 signataires.
L’interprétation donnée au « droit à la vie » contraste, dans le discours en faveur de l’application de la peine capitale, avec celle des abolitionnistes. En effet, le droit à la vie est ici pensé comme devant s’appliquer à la victime et au coupable « sur un pied d’égalité » : à partir du moment où le droit à la vie de la victime a été violé, le coupable doit s’attendre à subir le même traitement.
Relayée par les médias, l’opinion de l’imam de la mosquée Hassan II de Casablanca, Sheikh Omar Al Kazabri, est allée dans le même sens : d’après lui, « les principes de justice dans l’Islam » demandent d’appliquer le principe « œil pour œil, dent pour dent ». Dans cette optique, la peine doit être nécessairement équivalente à l’offense.
Selon l’imam, « les porteurs de la cause des droits de l’homme […] défendent ces criminels » en « ignorant le concept de justice contenu dans le Coran » et en agissant de façon à ignorer le message du Prophète.
Pour contredire cette vision évoquant la logique de la « Loi du Talion », les abolitionnistes insistent sur l’existence de peines alternatives et rebondissent sur le droit à la vie en l’opposant à la peine de mort - cette dernière violant les conventions internationales et les droits fondamentaux. De plus, ils insistent sur le fait qu’au Maroc, il y aurait une tendance à l’abolition, signifiée, entre autres, par le fait qu’aucune exécution n’a eu lieu dans le Pays depuis 1993 (le Pays se trouve dans une situation de moratoire de facto).
Nous cherchons à rendre compte du caractère « dialogique » et « polyphonique » (Dupret et Ferrié 2008 : 9) du discours médiatique, ce qui nous amène à analyser, d’une part, les catégories mobilisées pour décrire la victime, le coupable, les faits incriminés et leur interprétation et, de l’autre, l’imbrication de registres normatifs dérivée de telles catégorisations.
Au cœur du débat portant sur l’affaire Adnane émerge une « solidarité sans consensus » (Ketzer 1998 ; Ferrié 1996, 1997) dans laquelle « des mêmes références et des mêmes symboles » sont utilisés « pour dire des choses différentes » (Dupret et Ferrié 2008 : 9) : cette « solidarité » dérive de la considération partagée du caractère blâmable et moralement condamnable des faits incriminés, sans qu’il n’y ait de consensus quant à la réponse judiciaire à apporter et à l’identification des responsabilités impliquées.
Ainsi, le désaccord se joue aussi au niveau de l’attribution de responsabilité. D’un côté, il y a la responsabilité individuelle du coupable, qui concerne la commission des crimes elle-même. De l’autre, la négligence et l’omerta associées aux habitants du quartier où les faits se sont déroulés, ainsi que la dénonciation de l’« hypocrisie » et de l’indifférence à l’égard des épisodes de viol et d’abus sexuels sur mineurs (filles comme garçons) - deux attitudes qui sont reconduites à la « société marocaine » dans son ensemble (dans une optique de responsabilité sociale partagée). Enfin, le débat public met également l’accent sur ce qui est de la responsabilité politique-étatique au niveau de l’absence de politiques publiques efficaces pour lutter contre la pédocriminalité et les violences faites aux mineurs
De tels débats entre positions contrastives sont racontés et mis en scène par les médias, dans le cadre du travail de « cadrage » et de « monstration » (Jayyusi in Dupret et Ferrié 2008 : 56) qu’ils opèrent sur l’affaire Adnane.
Les pratiques médiatiques de « compte rendu, de narration, de description […] sont enchâssées […] à l’intérieur des caractéristiques et de la logique du raisonnement pratique de tous les jours » (Jayyusi in Dupret et Ferrié 2008 : 32). Loin d’être objective et privée de stéréotypes, la « production éditoriale » (Ibidem : 29) est « à la fois index et narration d’un monde social » (Ibidem : 34).
Ainsi, les différentes narrations et interprétations des mêmes faits animent un débat à l’intérieur duquel les reconstructions des évènements bâtissent des scènes « constituées et constituables en termes moraux et organisationnels » (Ibidem : 57-58).
[1] Le 7 septembre 2020, un jeune garçon de 11 ans, Adnane, a été kidnappé, violé et tué par un homme dans un quartier de Tanger. L’affaire Adnane a soulevé des nombreux débats au Maroc autour de l’application de la peine de mort, du durcissement des peines prévues pour des crimes de viol et de pédophilie, ainsi que de la protection de l’enfance.
[2] Selon l’article 474 du Code pénal marocain, « l’enlèvement est puni de mort s’il a été suivi de la mort du mineur ».
[3] D’après le Code pénal marocain, est puni de dix à vingt ans de réclusion « tout attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences contre des personnes de l’un ou de l’autre sexe » (Art. 485). En ce qui concerne le « viol », ce dernier correspondrait à « l’acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci » (Art. 486). Le viol commis sur « personne mineure » est puni avec une réclusion allant de dix à vingt ans.
[4] Ainsi Yasmine Saih dans un article paru sur Hespress : « Alors que les viols sur fillettes et femmes sont courants et malgré leur médiatisation ne donnent pas suite à des peines lourdes visant les prédateurs sexuels, l’affaire Adnane a fait encore plus de bruit et indignera encore plus puisqu’il s’agit d’un garçon, des cas plus tabous dans la société marocaine et pas assez médiatisés ».
[5] Voici la lecture des faits donnée par l’écrivain A. Taïa : « Il faut condamner à mort l’homme et on veut que l’exécution soit publique. On veut le voir mourir. […] Sur Facebook, sur Instagram, sur Twitter on prie le roi Mohammed VI pour réaliser ce vœu collectif, ce désir si fort et si malade. On veut que ce monstre meure devant nos yeux. Et il n’y a que cela qui pourrait résoudre le problème. Les monstres sont comme nous. Ils sont nos monstres. C’est nous qui les créons. Et les tuer ne règle pas évidemment rien. […] On ne répond pas à la barbarie humaine avec la barbarie d’État ».
[6] « La justice n’ôte pas la vie. Elle permet de rectifier un dérèglement de valeurs et de répondre aux malaises de la société, par la réparation à la victime et à ses proches ainsi que par la mise en place de mécanismes spécifiques, car on ne guérit pas une société en supprimant des bourreaux que nos institutions ne prennent pas en charge ».